SCIENTIFIQUEMENT, Bahanba n’aurait de certitude absolue en ce qui concernait l’action du JL3 sur le vieillissement humain que lorsqu’il aurait dépassé de façon déraisonnable la durée habituelle de la vie. Il ne pouvait pas attendre cent ans pour prendre une décision. Cette décision était déjà formulée dans son esprit.
Hindouiste et croyant, il pensait que la mort est nécessaire. Elle n’est qu’une porte entre deux vies. C’est seulement après avoir passé une infinité de portes que l’âme humaine se trouve nettoyée, purifiée, libérée, et peut alors rejoindre Dieu. Supprimer la mort, c’était fermer ces portes, condamner les âmes incarnées à rester à tout jamais prisonnières de la matière, des illusions et des douleurs. C’était le bagne pour l’éternité.
En dehors de toutes croyances, que se passerait-il si les propriétés du JL3 étaient divulguées ? Ou bien les gens au pouvoir, arguant du danger de donner l’immortalité à tout le monde, restreindraient ou interdiraient l’emploi du vaccin, c’est-à-dire se le réserveraient. Alors s’instituerait une effrayante inégalité, celle de la vie et de la mort, qui susciterait les plus sanglantes révolutions.
Ou bien, au nom de l’égalité et de la justice, l’humanité entière serait vaccinée en quelques années et, la non-mortalité des adultes s’ajoutant à la non-mortalité infantile, la densité de la population deviendrait telle que la mort prendrait abominablement sa revanche par la famine, l’assassinat des vieillards et des enfants, l’empoisonnement général par les déchets, et l’asphyxie.
Bahanba était indien. Il connaissait de ses yeux et dans son cœur les effets de la surpopulation et du manque d’aliments. Il avait vu à Calcutta les camions ramasser chaque matin dans les rues les cadavres d’enfants morts de faim. Contre cette agonie-là le JL3 ne pouvait rien. Il ne pouvait que la rendre universelle. Tous les stocks de bombes H du monde feraient moins de ravages que l’immortalité.
C’est pourquoi, dès qu’il fut certain que le JL3 avait été partout détruit comme il l’avait demandé, son soulagement fut immense.
Or voici que son assistant Acharya, qui n’avait pas reçu d’inoculation du vaccin, présentait tout à coup, après avoir travaillé auprès de lui pendant trois semaines, le premier symptôme de l’infection par le virus. Ou bien il avait été infecté, avant son départ, par les souris, ou, depuis son retour, par Bahanba lui-même. Conclusion identique : l’immortalité était contagieuse…
Quand le virus était injecté dans l’organisme, sa présence se trahissait immédiatement par le symptôme de la « nuit rouge ». S’il était reçu par contagion il pouvait rester jusqu’à deux mois à faire du tourisme dans le corps avant de l’attaquer et d’amener la modification de la vision nocturne. Dans les deux cas, le « malade » ne devenait contagieux qu’après le onzième mois.
Mais Bahanba ignorait alors tout cela. La seule chose dont il fût certain était que tous les savants étrangers à qui il avait envoyé le JL3 et qui l’avaient manipulé, ainsi que leur personnel, pouvaient avoir été infectés, même s’ils avaient pris des précautions. Ainsi, en plusieurs endroits du monde, des foyers de désastre étaient-ils peut-être en train de s’allumer, avant de se propager à toute l’espèce humaine, sinon à toutes les espèces vivantes. Bahanba eut la vision d’une terre submergée par un fantastique déchaînement de vie animale et végétale, hommes, plantes et bêtes se chevauchant et s’entretuant pour la place et la nourriture, jusqu’à l’inanition, l’asphyxie et l’écroulement.
Il fallait immédiatement opérer l’ablation de ces foyers d’infection. On ne pouvait prendre aucun risque. Toute personne ayant subi ou ayant pu subir la contagion devait être retirée de la circulation avec ou sans son consentement, et transportée dans un endroit du monde où elle pourrait être isolée de façon totale. Cela ne pouvait être fait, dans chaque pays concerné, qu’avec l’appui de la plus haute autorité et dans un secret absolu. Ce fut la raison de la « croisade » de Nehru. Dans le deuxième avion qui suivait le sien, Bahanba, reclus au sein d’un compartiment étanche, recevait ses correspondants, s’entretenait avec eux par interphone, les interrogeait et leur révélait ou non les propriétés du JL3, pendant que Nehru exposait la situation au chef de l’État visité.
Les hommes politiques mettaient plus longtemps à comprendre que les savants, mais dès qu’ils avaient compris ils réalisaient aussitôt l’énormité du danger. Le plus facile à convaincre fut Eisenhower. Il ne comprit peut-être pas très bien, mais en tant que général et président il pensa qu’il n’était sans doute pas impossible de tirer du JL3 une arme quelconque. Il valait mieux le garder au chaud sur un territoire américain que le laisser partir ailleurs. Il offrit l’îlot 307, annula l’explosion atomique prévue, consigna sur place l’équipe qui y travaillait et envoya la Navy monter la garde.
Alors commencèrent les disparitions et les enlèvements. Roland Fournier avait lui-même donné le signal de son enlèvement en disant à Jeanne, au téléphone, qu’il avait eu, la nuit précédente, des troubles de la vue. Quand Bahanba partit à son tour, avec ses collaborateurs, ses parents et ses domestiques susceptibles d’avoir été contaminés, il emportait le papillon et la rose. Le papillon avait alors vécu plus de sept cents fois la durée normale de sa vie. Ce qui représentait cinquante mille ans de vie humaine.
La rose était plus âgée.